In Mémoire et Culture dans le monde luso-hispanophone, Volume II, 2008, pp 151-161.
En Argentine, le terrorisme d’État des années 70 a fait de nombreuses victimes, dont 30.000 disparus pour des raisons politiques et, paradoxalement il a laissé grandir en son sein le mouvement social le plus bouleversant de l’Amérique du Sud : le Mouvement de défense des droits de l’homme qu’intègrent les mères des disparus. Ce Mouvement a été l’acteur principal de la lutte contre la dernière dictature en Argentine. Comme le souligne Alain Touraine1, elle a pris fin en raison de la cassure de l’alliance des militaires au pouvoir, alimentée par la défaite de la Guerre des Iles Malouines, et de l’opposition d’un Mouvement non élitiste, ce dernier commence à se définir autour d’une conception nouvelle des droits de l’homme et réunit toutes les caractéristiques de la désobéissance civile non-armée, non-violente, affirmative et combative.
Ce Mouvement est né dans l’urgence et dans une période politique du pays où la parole était presque le seul moyen possible pour défier la répression et ce, toujours au risque de perdre la vie. Les Mères ont construit leur subjectivité dans ce contexte. À l’époque il fallait apprendre à agir vite. Corps et mots ne faisant qu’un, il fallait crier haut et fort tout ce qui était en train de se passer. Il fallait dénoncer les violations des droits de l’homme et appeler à la solidarité. Mais ces gestes demandent un courage hors du commun ou une folie extraordinaire. Beaucoup des victimes sont restées dans le silence. Et il est également vrai que celles qui ont osé témoigner n’ont pas toujours trouvé les meilleures conditions pour s’exprimer dans l’espace public. Dans ce cadre, les Mères, les folles, ont fait de leur douleur privée un atout public, elles ont écrit des bulletins et ont voyagé à travers le monde au nom de toutes les victimes. Mais principalement, elles ont manifesté dans l’espace public et ont incorporé au répertoire de la nation une action collective très particulière : la marche autour de la Pyramide de la Place de Mai. Depuis vingt neuf ans, tous les jeudis à 15h:30 sans exception, les Mères au foulard blanc parcourent pendant une demi-heure la « place du pouvoir ». Pour cette raison, elles restent encore, pour la société argentine, un symbole éthique et moral.
Or, si cette action dure au fils du temps, le retour à la démocratie constitutionnelle a forcé l’acteur à s’adapter à une nouvelle situation et, bien entendu, à apprendre à communiquer autrement, en prenant en compte l’entrée de nouveaux interlocuteurs dans l’arche de la réception. Certains proches de disparus, à la différence d’autres survivants et de victimes indirectes, essaient de conquérir ce nouvel espace politique, non seulement par leur action, mais également en revalorisant la parole en tant qu’outil mémoriel. Pour cela, l’acteur utilise différentes stratégies discursives, conscient du fait qu’il s’adresse à un public hétérogène, formé plus particulièrement de jeunes. C’est ainsi qu’apparaîtront les premières biographies qui témoignent de la lutte des proches des disparus.
Nous nous sommes intéressées à cette démarche, ainsi qu’au contexte de production du discours des Mères, notamment à la façon d’utiliser la langue. Ensuite, nous avons entrepris notre recherche, afin de mettre en lumière les diverses particularités et logiques qui donnent forme à ces stratégies. Nous sommes parties de l’hypothèse de travail qui soutient que, selon les stratégies discursives choisies par les acteurs, la construction de la mémoire collective peut devenir une mémoire fertile qui cherche à rendre puissante la résistance et qui invite à la solidarité, en dépassant la douleur liée à la disparition de leurs êtres chers. Dans cette étude, nous présenterons les premières notes, résultat encore provisoire d’une analyse qualitative que nous avons menée entre deux histoires de vie de Madres de la Plaza de Mayo racontées à la première personne. En premier lieu, nous abordons le choix de notre corpus. Ensuite, nous commencerons l’analyse globale de l’acteur qui attire notre attention. Finalement nous analysons quelques particularités de leur discours.